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30/09/2016

Conférence du groupe Europe des nations et des libertés à Bruxelles

John Laughland intervient au Parlement européen

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Date de publication: 28.09.2016

"La notion d'intérêts vitaux"

par John Laughland.

 

Intervention au Parlement européen

dans la conférence intitulée 

"Pour défendre nos intérêts vitaux, sortons de l'Otan!"

(Groupe Europe des Nations et des Libertés)

 

Bruxelles, le 28 septembre 2016

 

  1. Les intérêts en politique et l'idéologie

Vous m'avez demandé de commenter la notion d'intérêts vitaux qui fait partie du titre de notre séminaire d'aujourd'hui.  Je vous félicite de ce choix car le concept d'intérêts vitaux est de la première importance pour toute politique saine.  Poser la question des intérêts vitaux, ou des intérêts tout court, c'est se poser d'emblée en opposition à l'idéologie en politique, en tant que telle.  C'est toucher du doigt le problème central de notre continent, qui est la domination de l'idéologie sur la politique.

Cette domination de l'idéologie sur la politique a fait son entrée spectaculaire sur la scène de l'histoire au moment de la Révolution française.  Le grand philosophe et homme politique britannique, Edmund Burke, a très vite compris le caractère idéologique de cette révolte.  Dans son grand essai Réflections sur la révolution en France publié en 1790, Burke exprime son profond dégoût du refus des révolutionnaires du réel en politique - de la réalité de la naissance de chaque personne au sein d'une nation, de la réalité physique de la continuité de cette nation, de la réalité de la famille royale qui incarnait cette continuité de l'histoire, continuité qui lie les vivants aux morts et à ceux qui vont encore naître.  Burke a rappelé le besoin impératif de tout pouvoir de réaliser certaines choses en politique, au lieu de spéculer sur les principes abstraits comme les droits de l'homme.

Ce refus de l'idéologie et de l'abstrait est également exprimé par le Burke français, Joseph de Maistre, qui a dit qu'il n'avait jamais rencontré d'homme mais seulement des Français, des Anglais etc.  Lord Palmerston ne dira pas autre chose quand il prononcera sa formule célèbre sur la politique étrangère: 'L'Angleterre n'a ni d'alliés eternels, ni d'ennemis éternels: seuls ses intérêts sont éternels" - avant de conclure avec brio, "Il est notre devoir de les poursuivre."[1]  Ce qui vaut pour l'Angleterre vaut pour tous les pays.  Les propos de Lord Palmerston n'ont absolument rien de cynique.  Ils sont au contraire une affirmation noble de réalisme en politique, réalisme dans le sens d'Aristote et de Saint Thomas d'Aquin.  Selon les deux grands philosophes qui ont structuré la pensée de la chrétienté, les valeurs universelles se trouvent à l'intérieur même des choses réelles: elles ne se trouvent pas, contrairement à ce que va affirmer le philosophe allemand Immanuel Kant, dans des affirmations ou des impératifs universels et abstraits.  Au contraire, les abstractions et les idéologies menacent les valeurs réelles car elles sacrifient le vrai à l'illusoire.

Ce discours réaliste est de plus en plus escamoté dans une Europe qui se croit l'incarnation des droits de l'homme - des droits abstraits, donc.  Le réalisme en politique est rejeté aujourd'hui au nom d'une idéologie européenne qui serait au-dessus de la mesquinerie des comptables. Un discours sur les intérêts, vitaux ou autres, est refusé car contraire à l'esprit européen.  Pour les idéologues de Bruxelles, un raisonnement en termes d'intérêts relève de la mentalité des boutiquiers pour laquelle les Anglais, en particulier, sont tournés en ridicule.

 

  1. Qu'en est-il de l'Otan?

Pour comprendre le rapport entre la question des intérêts vitaux et l'Otan, nous devons réfléchir sur l'histoire de l'Otan et en particulier sur son évolution depuis la fin de la Guerre froide.

Pendant la Guerre froide, l'Otan protégeaient les intérêts vitaux de ses pays membres.  Elle le faisait dans la mesure où son but principal était de défendre ses pays membres d'une éventuelle attaque venue de l'extérieur, en l'occurrence du Pacte de Varsovie.  On peut considérer, avec le recul du temps, que cette menace était exagérée afin de justifier l'hégémonie américaine sur l'Europe occidentale. Ce débat est mené par un certain nombre d'historiens y compris américains.[2]  Mais il n'est pas possible de affirmer que l'Otan aujourd'hui protège les intérêts vitaux de ses pays membres de la même manière.  Bien au contraire, l'Alliance a changé de nature depuis la fin de la Guerre froide, comme en témoigne ses propres documents officiels.

Cette mutation de la nature de l'Alliance a commencé au moment même où le système bipolaire hérité de la Guerre froide était entré en agonie.  Quelques semaines avant la dissolution de l'URSS, l'Otan s'est réuni à Rome le 7 et le 9 novembre 1991.  A ce sommet, il s'est doté d'un Nouveau Concept Stratégique.  On observe dans ce document déjà le début du glissement de l'Otan vers l'idéologie, au détriment d'une vraie réflexion sur les intérêts vitaux.  Ce glissement se traduit principalement par un appel à une nouvelle vocation universaliste de l'Otan.  Le concept de défense territoriale contre un ennemi extérieur est contrebalancé par l'évocation de menaces tous azimuts, menaces qui sont d'ailleurs parfaitement inquantifiables et impossibles à contrer militairement.  Je cite le document de 1991: 

"Toute attaque armée contre le territoire des Alliés, de quelque direction qu’elle vienne, sera couverte par les articles 5 et 6 du Traité de Washington. Cependant, la sécurité de l’Alliance doit aussi s’envisager dans un contexte global. Les intérêts de sécurité de l’Alliance peuvent être mis en cause par d’autres risques de caractère plus général, notamment la prolifération des armes de destruction massive, la rupture des approvisionnements en ressources vitales ou des actes de terrorisme et de sabotage."[3]

Cette référence au "contexte global" est tout sauf neutre.  Avec cette phrase, maintes fois répétées dans le document de 1991, la porte est ouverte vers ce qui sera l'action de l'Otan en Yougoslavie à partir de 1992.  Ces interventions, qui aboutiront au bombardement des positions serbes en Bosnie en juillet 1995, sont les premières opérations out of area de l'Alliance atlantique.  Cette structure n'a désormais plus le rôle de défendre ses membres contre une menace extérieure: elle devient une structure dont la puissance a vocation à se porter vers l'extérieur.  C'est un changement décisif vers l'abandon des intérêts vitaux en faveur d'une vocation radicalement nouvelle.  En quittant sa zone géographique bien délimitée, L'Otan s'est lancé dans un aventurisme universaliste, type 'gendarme du monde', dont elle ne s'est jamais remise.

La deuxième étape de cette évolution était, sans aucun doute, l'attaque aérienne contre la République fédérale de Yougoslavie du 25 mars au 4 juin 1999.  Avec cette attaque contre un pays souverain que ne la menaçait aucunement, et sans l'aval du Conseil de sécurité de l'ONU, l'Otan a définitivement rompu avec sa logique souverainiste de jadis.  Selon le Premier ministre britannique, Tony Blair, comme le président tchèque Vaclav Havel, cette guerre devait instaurer un nouvel ordre mondial dans lequel les guerres ne seraient plus menées pour conquérir du territoire mais au nom de valeurs dites universelles ou humanitaires.  La gauche européenne post-marxiste s'est extasiée de ce retour en scène du vieux rêve marxiste de la dissolution des nations dans un ensemble mondial et cosmopolite. Un philosophe allemand, Ulrich BECK, a fait des élucubrations sur la venue d'une guerre "post-nationale" et sur "le pacifisme militaire".[4]  Un fonctionnaire européen britannique, Robert COOPER, nous a expliqué que l'UE était entré dans une ère postmoderne, plus avancée que celle des autres Etats, et que l'OTAN faisait partie de cette évolution.[5]  Dans un discours clé prononcé à Chicago le 22 avril 1999, Blair a dit, sans aucun doute avec joie, "Nous sommes tous internationalistes."[6]  Pour lui, la mondialisation économique et la disparition de la différence entre les nations étaient un bloc.  L'Otan était en train de dessiner un nouveau système international qui s'imposait par la marche inéluctable de l'histoire.

Deux jours après le discours de Blair, l'Otan proclama un nouveau Nouveau Concept Stratégique, le 24 avril 1999.  Désormais l'Otan se dota de la vocation de protéger les valeurs universelles partout dans le monde - les droits de l'homme, l'Etat de droit, la démocratie, le libéralisme économique.  La liste des menaces auxquelles l'Otan serait confrontée est devenue dans le document de 1999 est encore plus longue et plus floue que celle dans le Concept stratégique publié huit ans auparavant. 

"Des rivalités ethniques et religieuses, des litiges territoriaux, l'inadéquation ou l'échec des efforts de réforme, des violations des droits de l'homme et la dissolution d'Etats peuvent conduire à une instabilité locale et même régionale. Les tensions qui en résulteraient pourraient déboucher sur des crises mettant en cause la stabilité euro-atlantique, engendrer des souffrances humaines, et provoquer des conflits armés. De tels conflits pourraient affecter la sécurité de l'Alliance par exemple en s'étendant à des pays voisins, y compris à des pays de l'OTAN, et pourraient également affecter la sécurité d'autres Etats."[7] 

Parallèlement à cette vision presque paranoïaque des menaces à la stabilité, l'Otan d'est progressivement dissociée de la logique de la Charte des Nations Unies dont elle était pourtant censée respecter les principes.  Elle avait évidemment violé le principe fondamental du droit international en attaquant la Yougoslavie sans un vote au Conseil de sécurité.  Dans le communiqué publié à la findu sommet de l'Otan de 1999, l'ONU est reléguée à la dernière place, après l'OSCE, l'UEO et l'UE, des organisations avec lesquelles l'Alliance est censée collaborer.  En même temps, Strobe Talbott, à l'époque Secrétaire d'Etat Adjoint des Etats Unis, a proclamé dans un discours prononcé à Bonn, que l'Otan devait s'affranchir complètement de l'ONU pour n'obéir qu'à ses propres lois - c'est-à-dire à aucune.  

"En même temps, nous devons nous assurer que l'Otan ne soit subordonnée à aucune autre organisation internationale.  L'intégrité de sa structure de commandement doit être protégée.  Nous essaierons d'agir en concert avec d'autres organisations et avec respect pour leurs principes et buts.  Mais l'Alliance doit préserver le droit et la liberté d'agir quand ses membres, décidant par consensus, le considèrent nécessaire."[8]

Quand 20 ans après la fin de la guerre froide, l'OTAN s'est donné un troisième Concept Stratégique, l'Alliance est délibérément devenue indistinguable de l'Union européenne, avec laquelle elle a proclame "un partenariat unique et essentiel"[9].   Elle a même choisi Lisbonne pour son sommet, où un an auparavant le dernier traité européen avait été signé.  L'universalisme philosophique bat son plein dans ce document de 2010, par exemple quand l'Otan proclame que les valeurs et les objectifs qu'elle défend sont "universels et perpétuels"[10].  Nous sommes aux antipodes du réalisme de Lord Palmerston.  Plus prosaïquement, en  même temps qu'elle se présente comme le défenseur de telles valeurs, elle se décrit aussi comme "une organisation de gestion de crise" et non pas comme une organisation de défense collective.[11]

 

  1. Le problème des profiteurs

Pour terminer mes propos, je voudrais évoquer un autre problème, plus concret.  Dans une structure bureaucratique comme l'Otan, les alliances sont censées être éternelles.  Or, à 100 ans depuis le début de la première guerre mondiale, dont tout le monde affirme qu'elle a éclaté à cause d'un certain automatisme dans les alliances nouées entre les Grandes puissances, et qui ont fait que l'Allemagne a envahi la Belgique parce que l'Autriche avait attaqué la Serbie, nous observons de nouveau comment le parapluie de l'Otan encourage dangereusement certains pays à pratiquer une politique téméraire, au risque des autres pays membres.  

Le cas de la Turquie qui a abattu un chasseur russe dans l'espace aérien de la Syrie en novembre 2015 est un exemple flagrant de cette irresponsabilité qui est encouragée par une une alliance permanente.  Si la Russie avait riposté, tous les pays de l'Otan se seraient retrouvés en guerre avec la Russie, à cause de quelque chose sur laquelle ils n'avaient exercé aucune influence.  Perdre le contrôle de la décision de faire la guerre ou la paix, ce n'est plus exister comme nation.  C'est aussi mettre ses citoyens en péril de leur vie.  Rien ne peut être plus contraire aux intérêts vitaux de chaque nation que de donner les questions existentielles de l'Etat à la sous-traitance.  Non seulement l'Otan ne garantit plus nos intérêts vitaux, elle les met en danger.

 

 

NOTES

[1] "We have no eternal allies, and we have no perpetual enemies. Our interests are eternal and perpetual, and those interests it is our duty to follow."  Lord Palmerston, Speech to the House of Commons, 1 March 1848. http://hansard.millbanksystems.com/commons/1848/mar/01/treaty-of-adrianople-charges-against

[2] Christopher LAYNE, The Peace of Illusions.  American Grand Strategy from 1940 to the Present (Ithaca and London: Cornell University Press, 2006).

[3] Le Concept stratégique de l’Alliance approuvé par les Chefs d’Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord, Rome, 8 Novembre 1991, www.nato.int, paragraphe 13.

[4] Ulrich BECK, Der militärische Pazifismus, Über den postnationalen Krieg, Süddeutsche Zeitung, 19 avril 1999.

[5] Robert COOPER, The postmodern state and the world order (Demos)

[6] Tony BLAIR, Doctrine of the International Community, speech delivered at the Hilton Hotel, Chicago, 22 April 1999. 

[7] Le Concept Stratégique de l'Alliance approuvé par les chefs d'Etat et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l'Atlantique Nord tenue à Washington les 23 et 24 avril 1999, www.nato.int, paragraphe 20

[8] Deputy Secretary Talbott, Address to the German Society for Foreign Policy, Bonn, Germany, "The New Europe and the New NATO," February 4, 1999.

[9]  Engagement actif, défense moderne, Concept stratégique pour la défense et la sécurité de l'Organisation du Traité de l'Atlantique du Nord, adopté par les chefs d'Etat et de gouvernement à Lisbonne, les 19 et 20 novembre 2010, paragraphe 32.

[10] Paragraphe 38.

[11] "Opérations et missions en cours et terminées", 5 juillet 2016, http://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_52060.htm

 

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08:46 Écrit par La Vaire | Lien permanent | Commentaires (0)

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