Il y a 455 communes dans l'Yonne, dont un tiers compte moins de deux cents habitants. Une population rurale, plutôt âgée, qui a vu peu à peu se fermer les maisons, le bureau de poste, la boulangerie et le café. Ces villages cerclés de petites exploitations familiales, figés dans le froid de février, sont des terres de conquête pour le Front national.
Mais pour l'heure, ce sont leurs maires et leur précieux pouvoir de parrainage qui intéressent le parti de Marine Le Pen. Vendredi 10 février, on a suivi Edouard Ferrand, conseiller régional de Bourgogne et Richard Jacob, conseiller municipal d'Auxerre, dans leur quête de signatures.
Toutes les communes ont été démarchées "par un courrier de Marine" et relancées par téléphone, expliquent-ils. "Mais maintenant, ce que nous cherchons, c'est un contact physique avec les maires des petites communes. C'est là qu'on a le plus de chances d'obtenir un parrainage. Tout ce qui est politisé, on élimine". En 2007, sur les dix-huit promesses de signature pour Jean-Marie Le Pen reçues dans le département, seules huit sont allées au bout. "Là, on est encore très loin du compte",soupire Edouard Ferrand.
Première halte. Richard Jacob gare sa Mercedes bleu sombre dans la cour d'une mairie-école et les deux hommes empruntent l'escalier qui mène au secrétariat de mairie. A leur jovialité un peu appuyée répond l'accueil glacé du maire.
"Moi, je vous le dis tout de suite. Je ne fais pas de politique", dit l'élu, les bras croisés sur la poitrine. La secrétaire de mairie plonge le nez dans ses dossiers.
- On vient juste vous demander de faire un acte civique, nous, on ne peut compter que sur les petites communes rurales...
- C'est non.
-Et pourquoi?
- Moi, par principe, je ne signe pour personne.
- Si c'était confidentiel, vous changeriez d'avis?
- Non, absolument pas.
Inutile d’insister. Richard Jacob sort tout de même sa carte d'élu, qu'il tend au maire du village. "Je vous la laisse, au cas où..."
Nouvelle étape, quelques kilomètres plus loin. La mairie est fermée. Richard Jacob glisse sa carte dans l'embrasure de la porte. "C'est l'un de nos problèmes. Les mairies n'ouvrent que certains jours, à certaines heures", soupire-t-il.
Dans le village suivant, une affichette indique: "Réunion intercommunale, premier étage". "Bonne pioche!" glisse Richard Jacob. Mais à peine prononcent-ils le mot de parrainage que les cinq élus s'ébrouent. Un seul accepte d'engager la discussion. "Le problème, c'est la presse locale. Ils vont encore chercher à savoir qui a signé ». Il cite le cas d'une maire qui a donné son parrainage en 2007 à Jean-Marie Le Pen. "Elle en a pris plein la tête après".
Edouard Ferrand argumente: "On ne vous demande pas une adhésion politique, mais juste de permettre à quelqu'un qui représente 20% des suffrages le droit de se présenter.
- Sur le principe, je suis d'accord. De toute façon si elle n’y arrive pas, il y a aura un problème de démocratie.
- Alors, si vraiment vous êtes un démocrate, vous devriez nous parrainer.
Le maire décline, il est déjà "engagé avec Corine Lepage" leur dit-il. Il ajoute, un ton plus bas: "Dans ma commune, on vit tranquille, on n'a pas de problèmes d'immigration. Et pourtant, j'ai entre 10 et 15 électeurs FN sur 80 votants. Et avec ce qui nous est arrivé, ça risque de monter...".
"Ce qui nous est arrivé", c’est l’histoire d'un chasseur du coin qui a tendu un guet-apens à ceux qu'il accusait de lui avoir volé des jerricans. "Il a été condamné, il a pris plus que les voleurs. Eh ben, je peux vous dire que tous ses amis ont dit que la prochaine fois, ils allaient voter Marine Le Pen". Edouard Ferrand rajuste sa pochette en soie. "Les voleurs, c'était des Roms?", demande-t-il. Un sourire entendu lui répond.
Edouard Ferrand évoque encore le remplacement du prêtre qui a longtemps officié dans la paroisse. "Ce n'est pas trop dur? - Oh, je crois qu'ils s’habituent… ». Avant de partir, il glisse à l'élu un tract de Marine Le Pen. "Elle est blonde. Vous aimez les blondes, Monsieur le maire?". De retour dans la voiture, il décrypte l'échange : "Le nouveau prêtre, c'est un Africain".
Richard Jacob coche les noms des communes visitées sur sa liste. "On s'en sort pas. On s'en sort pas", soupire-t-il, en enroulant machinalement un chapelet autour de son poignet. Nouvelle mairie. Fermée elle aussi. Les deux élus abordent un employé municipal qui leur indique la maison du maire. C'est une femme. "Dans ces communes, il y a pas mal de mairesses, souligne Edouard Ferrand. Les femmes maires, c'est plus difficile. Elles sont moins politisées. Elles sont, comment dire... plus service public."
La Mercedes s'engouffre dans la cour d'une propriété. Madame le maire est là, mais elle est en entretien avec l'un de ses administrés et ne peut les recevoir. Richard Jacob souligne son nom sur la liste. "Il faudra qu'on repasse, elle m'a bien reçu".
Il reprend le volant, omet de boucler sa ceinture. Dans la voiture, une sonnerie insistante. "Ça, c'est quand il y a un sans-papier qui traîne dans le coin, l'alarme se déclenche tout de suite", s'esclaffe-t-il.
Autre commune, même déconvenue. Le maire n'est pas là. "Allez voir chez sa mère",conseille une passante. Il n'y est pas non plus. "C'est qu'il doit être au hangar, alors",dit la mère. Il y a bien quelqu'un au hangar, en train de manoeuvrer un tracteur, mais ce n'est pas le maire, c'est son père. Il souhaite "bonne chance" aux deux militants."Si c'était lui le maire, on l'aurait la signature !", soupire Richard Jacob.
La traque se poursuit quelques kilomètres plus loin. Là encore, il faut aller frapper au domicile de l'élu. Cette fois, l'accueil est chaleureux. "Oui, donnez-moi le papier. J'y réfléchis depuis quelque temps à vous donner mon parrainage. C'est pour le monde ouvrier et pour la démocratie. C'est pas normal que 20% des électeurs ne puissent pas accéder à la présidentielle. Surtout que, dans ces 20%, il y a beaucoup d'ouvriers qui nourrissent les autres", lance le maire. "Et votre conseil municipal, qu'est-ce qu'il en dit?" demande Richard Jacob. "Le conseil? J'en ai rien à faire!".
Sur la route entre deux villages, Richard Jacob décroche son téléphone. A l'autre bout du fil, la voix de Jean-Pierre Soisson: "Vos affaires ne s'arrangent pas, hein?"
A 76 ans, l'ancien président du conseil régional de Bourgogne - qui avait été réélu grâce à un accord avec le Front national - a annoncé qu'il se retirait de la vie politique et qu'il ne briguerait pas un nouveau mandat à l'Assemblée en juin.
Il poursuit:
- Pourtant, j'ai appelé un certain nombre de maires pour vous, mais les gens sont réticents
- Et toi, tu peux pas nous le donner ton parrainage?
- Non, ne me demande pas ça. C'est pas possible. Je vous donne un coup de main bien volontiers. Mais je ne peux pas faire plus. Les gens me disent: "Eux, ils ne s'intéressent à nous que pour la présidentielle. Vous devriez y réfléchir, faire du terrain, avoir des élus...Bon, je vous laisse".