Faire un film sur l’assassinat des sept moines du monastère Notre Dame de l’Atlas à Tibhirine, cela paraissait une gageure. Voilà un sujet exclusivement religieux, sans aucun suspense parce que l’on sait tous comment l’histoire se termine et où la vie quotidienne selon le rythme monastique laisse peu de place à l’action… Que restait-il alors à Xavier Beauvois ? L’image et la lumière. Ce film - grand prix du jury du Festival de Cannes - est d’abord un hommage rendu à la puissance de l’image. Image des paysages ; images de la vie quotidienne au Maghreb ; mais d’abord image des visages. Le casting a été d’une étonnante justesse. Je ne veux pas dire que les neuf hommes choisis ont tous les neuf une tête de moine. Il était facile pour Beauvois de tomber dans le documentaire et de céder à la facilité de la caricature. Mais ce qu’il filme ce n’est pas un événement (sur lequel d’ailleurs on n’a pas encore fait toute la lumière puisque l’on ne connaît pas avec certitude les commanditaires du massacre), c’est une aventure intérieure. Le cinéaste, on le sent traque longuement la lumière intérieure qui habite chacun de ces hommes. Ce qu’il nous montre, c’est avant tout cette lumière, que chacun porte en soi et qu’il passe sa vie à chercher. Après une première alerte en 1993, on peut dire que pendant trois ans les moines sont chacun devant leur propre mort. Autrefois on imaginait les ascètes, comme saint Jérôme ou sainte Madeleine, toujours un crâne humain à portée de la main. Eux n’ont pas besoin du crâne d’un autre. Leur vie, ils le savent, ne tient qu’à un fil. Ils ne peuvent, au milieu des travaux et des jours, que s’efforcer de ressembler au visage que Dieu dans son éternité leur a donné une fois pour toutes. Cette formule peut paraître emphatique… En réalité, au jour le jour, nous assistons à une quête, où chacun traverse sa peur et accepte petit à petit son destin, jusqu’au dernier repas, sommet iconographique du film, où la certitude de la mort offerte habite les moines. La caméra s’attarde sur eux, comme pour rendre plus éclatante la lumière de leurs visages. La musique du Lac des cygnes résonne dans le réfectoire comme une apothéose. Le temps a suspendu son vol. Selon l’amphibologie du titre de ce film, ces hommes sont devenus des dieux, libres de leur destin. Ils ont chacun consenti à leur fragilité d’homme. Ils l’ont offerte ce soir-là en une sorte d’offertoire muet. En surmontant la peur, ils ont transsubstantié leur destin pour en faire un destin de fils de Dieu, à l’image du Christ.
Deux personnages sont particulièrement mis en valeur : le Père Christian et le frère Luc. Ces deux personnages, tout devrait les séparer. L’un est un intellectuel qui parle arabe et qui est dévoré de curiosité face à l’islam. Prieur de la petite communauté, c’est le rejeton d’une famille d’aristocrates. Il a spontanément le sens et le goût du commandement. Il en impose, même au GIA. On sent qu’il vit à une certaine distance des autres. Il pourrait passer pour un mystique. L’autre est un plébéien, celui qui, en tant que médecin, soignant jusqu’à 150 personnes par jour, indifféremment des gens du peuple ou des terroristes, possède une profonde connaissance du cœur humain. Il est tellement pris par son métier, qu’il n’a pas eu le temps de devenir prêtre. Il ne prie pas à la chapelle avec les autres. Son cabinet est ouvert à toute demande. Ce n’est pas l’islam qui l’intéresse, ce sont les gens, quels qu’ils soient. On apprend qu’il a soigné des nazis pendant la guerre. Si différents soient-ils, ces deux personnages, Lambert Wilson, littéralement habité et Michael Lonsdale, qui trouve certainement à plus de 80 ans l’un de ses rôles les plus forts au cinéma, ont l’un et l’autre, dès le début de cette histoire, la même opinion. Il faut rester quoi qu’il en coûte. « Partir, c’est mourir » dit le frère Luc. « Notre vie est déjà donnée » répète simplement le Père Christian.
Ces deux hommes, chacun à leur manière, sont les modèles de la Communauté. Ils sont devenus des dieux. C’est ce qui leur donne l’autorité, l’aura, l’ascendant qui émane d’eux. Rien à voir avec un rapport de force. Le vieux frère Luc trouve le moyen de rabrouer l’un de ses ravisseurs parce qu’ils s’empare de médicaments réservés aux enfants. Quant au Père Christian, en 1993, il obtient du chef de bande du GIA qu’il quitte le monastère avec ses hommes en armes. Le vieux seigneur de la guerre, barbe en avant, mitraillette au poing, partira sans coup férir quand le Père Prieur lui aura expliqué que le Christ est le Prince de la paix. Christian de Chergé l’aura vaincu sans armes.
C’est de cette autorité sans rapport de force que le spectateur gardera le souvenir – l’autorité de l’esprit qui fait les dieux. Curieux film que l’on présente comme donnant à voir « un christianisme gentil, humble et compréhensif », mais qui en même temps repose tout entier sur l’autorité tranquille de Luc et de Christian, deux géants antimodernes, qui ont eu la force, durant plusieurs années, de défier le terrorisme, l’islamisme et la prudence de ce monde, représentée par les responsables de l’administration et de la police locale. Ultime victoire des moines : personne n’ose revendiquer cet attentat sinistre, GIA et gouvernement algérien se renvoyant l’initiative des sept meurtres. Quant au film, il a été tourné au Maroc, l’Algérie refusant toujours de regarder en face ce monstrueux attentat.